San Francisco juin 2019 : la ville vote l’interdiction de la vente des cigarettes électroniques. Curieuse décision alors que la Californie à l’instar du Canada a légalisé la vente du cannabis en 2018. On pourra désormais à San Francisco acheter légalement des pétards. Mais on ne pourra plus fumer dans les lieux publics de cigarettes électroniques . Ce paradoxe m’a poussé à m’intéresser à cette étrange situation. J’ai fait la connaissance de l’étonnante et controversée start-up californienne Juul : la cigarette électronique Juul, l’Iphone de la E-cigarette . Depuis les événements s’enchaînent. Le succès du vapotage chez les jeunes américains remettait en cause 30 ans de politique de lutte contre le tabagisme aux Etats Unis. Mais rebondissement voilà que Juul est au cœur d’un énorme scandale de santé publique. Étonnante Époque vous emmène cette semaine dans le brouillard de fumée de San Francisco pour l’une des histoires les plus étonnantes de l’année.
A l’origine de l’interdiction des cigarettes électroniques à San Francisco, l’incroyable succès de la start-up californienne Juul
Juillet 2017 : 2 ans après sa naissance, Juul marque de cigarettes électroniques devient une société indépendante. C’est le début d’une success story entrepreneuriale comme seule la Californie en connaît. La jeune société lève rapidement des fonds pour promouvoir ses cigarettes électroniques à nulle autre pareil. Les cigarettes électroniques Juul ont la forme de jolies petites clés USB colorées avec des petites recharges présentées dans d’élégants coffrets, un soin apporté au design à mi-chemin entre Apple et Nespresso. Juul l’Iphone de la cigarette électronique.
L’autre coup de génie des marketeurs de Juul est la « mission » pour le moins extraordinaire de la société : « improve the lives of the world’s one billion adult smokers by eliminating cigarettes » un slogan que n’aurait pas renié la ligue antitabac. Juul se positionne comme un produit permettant de lutter contre la consommation de tabac, un produit pour arrêter de fumer, le sauveur du fumeur.
Pourtant les cigarettes de Juul n’ont rien d’un produit anodin. Elles sont aux Etats Unis lourdement dosées en nicotine (59 mg/ml) soit 3 fois plus que la limite autorisée en Europe pour les cigarettes électroniques. Cela en fait un produit fortement addictif. Adopter Juul c’est remplacer la dépendance au tabac par la dépendance… à Juul.
Dernier ingrédient du succès de la marque, ses parfums : goût pomme, mangue, menthe ou vanille qui vous font plus songer à votre glacier qu’à votre buraliste. Nous verrons dans la suite de l’article qu’ils ont un parfum de scandale. En tout cas, le succès est au rendez-vous. Il est même phénoménal. La marque conquiert en à peine une année 70% du marché de la cigarette électronique aux Etats Unis atteignant un chiffre d’affaires de 2 milliards de dollars.
2018 la Californie légalise le cannabis
Mais 2018 n’est décidément pas une année comme les autres au pays des fumeurs. C’est également l’année de la légalisation du cannabis en Californie.Depuis le 1er janvier 2018, toute personne agée de plus de 21 ans pourra désormais y fumer librement, une bonne nouvelle attendue par les hippies californiens depuis 50 ans. L’encadrement ressemble beaucoup à celui de l’alcool. Pas de consommation en public et restriction aux mineurs. L’idée derrière l’arrêt de la prohibition est de mieux encadrer une consommation déjà massive de fait et notamment de mettre fin aux trafics comme nous l’expliquions dans l’article consacré à cette même mesure prise au Canada.
Un an plus tard, le bilan est plus que mitigé. Les ventes de cannabis légal n’ont pas décollé comme prévu, les recettes fiscales non plus (350 millions de dollars vs. 650 attendues). Et surtout le trafic demeure florissant. On note une multiplication des gangs de voleurs qui venant dérober les plants des producteurs légaux et illégaux donnant ainsi lieu à une recrudescence de la violence. « Le marché illicite nous dépasse de cinq contre un, assure à Bloomberg le président de la California Cannabis Manufacturers Association. Vous pouvez aller dans une ville au hasard et trouver quatre magasins légaux et 20 vendeurs illégaux. Et ces quatre magasins légaux facturent deux fois à trois fois le prix des vendeurs illégaux. » Aucun bilan n’est disponible en termes de santé publique!!!
L’arrêt des cigarettes électroniques Juul aux parfums fruités n’aura pas suffi à empêcher l’interdiction
Mais revenons à notre cigarette électronique. Le succès de Juul est phénoménal, vous disais-je. Pourtant il s’accompagne rapidement d’une controverse majeure. La marque est supposée « éliminer la cigarette chez les adultes ». En réalité, avec ses couleurs vives, son design raffiné et technologique, ses parfums aux fruits et son marketing viral sur Instagram, Juul fait surtout un « tabac » dans les cours de récréation des lycées américains. La cigarette électronique Juul y est devenue l’objet à la mode du moment. En plus, avec sa forme de clé USB, elle est si facile à dissimuler. Plus de 3 millions de collégiens et lycéens déclarent vapoter régulièrement, dont un tiers qui affirme avoir été attiré par les parfums fruités. Avec Juul, le lycéen américain est redevenu fumeur.
La FDA (Food & Drug Administration) ne plaisante pas vraiment avec le sujet. Elle soupçonne l’entreprise de duplicité dans sa politique marketing. En octobre, elle fait une descente dans les locaux de Juul et saisit de nombreux documents sur sa stratégie marketing. La FDA met en demeure les fabricants de cigarettes électroniques de proposer des mesures pour réduire la consommation des adolescents. Face à la pression du régulateur, Juul décide de retirer la commercialisation de ses parfums fruités et de limiter son offre à menthe, menthol et tabac. Cela n’empêche pas l’entreprise d’utiliser cette arme des parfums fruités pour sa conquête du marché européen.
Juul l’entreprise qui devait éliminer les cigarettes…rachetée par Altria… la maison-mère de Marlboro
C’est alors que survient « un nouveau coup de tabac ». En décembre 2018, Altria (l’ex Phillip Morris) la maison mère de Marlboro achète 35% de Juul pour 12.8 milliards de dollars valorisant l’entreprise à 38 milliards de dollars. L’entreprise qui devait éliminer la cigarette devient ainsi le partenaire du plus grand cigarettier mondial. L’argent n’a décidément pas d’odeur.
Juul doit alors faire face à une fronde de ses employés qui s’estiment trahis. Pour contenir la révolte et éviter des démissions massives, l’entreprise utilise les grands moyens. Elle décide de reverser 2 milliards de dollars à ses 1.500 salariés soit en moyenne un bonus de 1.3 million de dollars par personnes.
Pendant ce temps, le phénomène Juul continuait chez les jeunes américains provoquant le courroux des responsables politiques. 20 ans de lutte anti-tabac sont en train de partir en fumée. Il fallait réagir. La FDA travaillait bien à un processus d’homologation des E-cigarettes mais il ne serait pas prêt avant 2022. Restait l’interdiction des cigarettes électroniques.
La décision peut sembler complètement absurde dans une ville où le cannabis est en vente libre. Elle est en fait révélatrice de l’ampleur de la panique des responsables politique face au phénomène Juul. L’entreprise a d’ailleurs entamé la contre-attaque annonçant avoir collecté les signatures pour un référendum à l’automne pour restreindre l’interdiction aux seuls moins de 21 ans. Affaire à suivre !!
Bientôt des cigarettes électroniques au cannabis?
Mais repartons au Canada. Le journal La Presse nous apprend dans un article très intéressant que Juul s’intéresse de près au marché du cannabis au Canada. Plus précisément, le gouvernement canadien travaille sur une un projet de réglementation qui devrait permettre, dès octobre 2019, la production et la vente de cigarettes électroniques au cannabis. Un eldorado potentiel pour l’entreprise californienne que cette possible synthèse entre vapotage et consommation de cannabis.
Que feront les autorités de San Francisco si dans quelques années la cigarette électronique Juul au cannabis est devenue l’objet fétiche de tous les lycéens californiens? Devront-ils en catastrophe interdire le produit comme ils le font aujourd’hui avec la cigarette électronique. A jouer avec le feu ou plutôt la fumée, à jouer avec les interdits, nos sociétés risquent de se brûler les ailes.
Mise à jour du 12/09/2019 : Trump monte au créneau pour l’interdiction de fumer des cigarettes électroniques aromatisées
Après San Francisco, le débat sur les cigarettes électroniques devient national. Et c’est Donald Trump lui-même qui est monté au créneau sur le sujet. Il s’est prononcé pour l’interdiction des cigarettes électroniques aromatisées. Comme nous l’indiquions dans l’article, le marketing de Juul et de ses confrères cartonne dans les cours de récréation des lycées américains. Les recharges contenant du THC (la principale molécule active du cannabis) se multiplient.
A cela s’ajoute des problématiques médicales : après avoir vapoté au moins 450 personnes ont été frappées de graves difficultés respiratoires, allant jusqu’à l’hospitalisation. Il devenait urgent pour la FDA d’intervenir. L’état de New York a concrètement mis en oeuvre cette mesure. Il y est désormais interdit de fumer des cigarettes électroniques aromatisées.
Mise à jour du 27/09/2019 : le PDG de Juul démissionne emporté par le scandale de la E-cigarettes aux Etats Unis
Le feuilleton de la E-cigarette continue. Juul annonce la démission de son PDG et la suspension de toute publicité et de toute action de lobbying. On compte désormais 9 morts suite à des problèmes pulmonaires provoqués par les cigarettes électroniques. L’émoi monte dans le pays ce qui peut sembler paradoxal quand les armes à feu font des milliers de morts. Le nouveau PDG un vétéran de l’industrie du tabac s’est engagé à travailler en étroite collaboration avec les autorités pour lutter contre le vapotage des jeunes et regagner la confiance du public.
Mise à jour du 03/11/2019 : Juul aurait commercialisé 1 million de recharges périmées
Le scandale continue. Siddharth Breja l »ex-directeur financier de Juul accuse l’entreprise d’avoir sciemment commercialisé 1 million de recharges périmées. Il affirme que le charismatique PDG de l’époque Kevin Burns était au courant mais qu’il n’a rien fait. Ce dernier lui aurait répondu « “la moitié de nos clients sont bourrés et vapotent comme des fous, qui va remarquer la qualité de nos pods ” .
Depuis Kevin Burns a depuis été remercié. L’entreprise nie en bloc ces accusations. Mais il se pose désormais la question de l’éventuel lien entre l’épidémie de maladie respiratoire des vapoteurs et ces recharges périmées. Nul doute que les avocats des victimes chercheront à l’établir. La chute de Juul pourrait être aussi brutale que son ascension. Affaire à suivre!