Crowdworking : les travailleurs du clic au service de l’intelligence artificielle

Août 2019 – Facebook reconnaît qu’il fait écouter par des sous-traitants des conversations d’usagers de son assistant vocal Alexa pour en améliorer les réponses. Google, Amazon et Apple admettent avoir la même pratique et face aux critiques décident d’y mettre fin. Nous découvrons alors que l’intelligence artificielle n’apprend pas toute seule : l‘apprentissage des algorithmes de machine learning doit généralement être supervisé par des humains. Ils vont étiqueter ou légender des images (labelling and tagging), retranscrire des conversations….Les experts de l’IA appellent ces micro-tâches des HIT (human intelligence task). L’IA devait transformer notre rapport au travail et supprimer les métiers peu qualifiés. Ici, c’est le contraire qui se produit avec l’émergence d’une nouvelle forme de travail : le crowdworking (travail collaboratif). Partons ensemble à la découverte de ces hiters, ces crowdworkers, nouveaux travailleurs indépendants du clic, payés à la tâche par des plateformes de crowdsourcing.

L’apprentissage supervisé ou pourquoi l’intelligence artificielle n’apprend pas toute seule?

Pourquoi ces travailleurs du clic sont-ils indispensables au développement de l’intelligence artificielle? Je vais essayer de vous l’expliquer simplement. Prenons un exemple. Vous voulez créer une  intelligence artificielle qui sache, si on lui montre une photo d’un chat, d’un chien ou d’un canard, reconnaître de quel animal il s’agit. Pour cela votre data scientist va utiliser un algorithme de deep learning, en l’occurrence un réseau de neurones. Au départ, votre réseau de neurones n’a aucune idée sur comment distinguer un chien, d’un chat ou d’un canard. Il va donc falloir passer par une phase d’apprentissage.

A cet effet, on va lui montrer lui montrer des dizaines de milliers de photos de chats, de chiens et de canards et lui indiquer à chaque fois de quel animal il s’agit. On lui donne donc les questions et les réponses pour que l’algorithme puisse faire ses calculs. Cette apprentissage nécessite de disposer d’une base de données (les fameuses datas) avec des dizaines de milliers de photos de ces animaux.

Pas de problème avec Internet, vous les trouverez facilement. Mais souvent, elles ne sont pas étiquetées chien, chat ou canard. Et c’est là que nos crowdworkers interviennent. Ils vont annoter chaque photo de la base de données en indiquant de quel animal il s’agit. Vous voyez donc pourquoi l’entraînement d’une IA nécessite le soutien de petites mains qui vont permettre de superviser son apprentissage. C’est ce besoin qui a donné naissance aux plateformes de crowdworking massivements utilisées par les startups de l’IA.

 

Une plateforme de crowdsourcing pour monter un chatbot pour un tournoi de golf

Prenons un autre exemple. En 2016, IBM Watson souhaite créer un chatbot à destination des spectateurs du Masters de Golf. Ces derniers pourront pendant le tournoi sur une tablette ou sur leurs smartphones dialoguer avec le chatbot et lui poser des questions. Mais il y a un problème. IBM ne dispose pas de suffisamment de données précises sur le golf pour entraîner son IA.

IBM s’adresse alors à une plateforme de crowdworking capable de mobiliser très rapidement une grande masse de télétravailleurs connaissant le golf. Ils vont qualifier la base de données d’IBM et rédiger des questions-réponses en lien avec la base de données permettant de nourrir l’IA. Grâce à ces crowdworkers, IBM Watson réussit à monter son chatbot en temps et en heure pour le tournoi. Ces plateformes de crowdworking  ont connu ces dernières années un développement massif.  L’une des plus célèbres est la plate-forme Mechanical Turk d’Amazon. Allons donc y faire un petit tour.

Les hiters de Mechanical Turk, la plateforme de crowdsourcing d’Amazon

Reconstitution du Turc Mécanique

Je ne peux d’abord pas résister à vous dire quelques mots sur le nom étrange de cette plateforme. A la fin du 18ème siècle, un automate joueur d’échecs composé d’un mannequin avec un tête de Turc fait son apparition à la cour de Vienne. Il donne l’impression de savoir jouer aux échecs et enchaîne les victoires. Il parcourt l’Europe battant se permettant même le luxe de battre Napoléon et Benjamin Franklin. Ce n’est que 20 ans plus tard qu’est révélé la supercherie : un joueur d’échecs expérimenté se cache dans le corps de l’automate. Avec Deepmind l’IA d’IBM 200 ans plus tard, le rêve du Turc mécanique deviendra réalité.

Le choix du nom par Mechanical Turk par Amazon est incroyable, à la fois plein d’humour mais aussi d’ironie mordante sur le rapport entre être humain et technologie. Sur la plateforme, vous pouvez avoir accès à 500.000 crowdworkers travaillant dans 190 pays du monde entier. On les appelle les Hiters ou les Turkers, essentiellements de travailleurs américains et indiens.

Je me suis inscrit sur la plate-forme de crowdworking pour voir à quoi cela ressemblait et peut-être commencer une nouvelle vie professionnelle en télétravail. Je n’ai pas été déçu du détour. Sur Mechanical Turk, la rémunération se fait vraiment à la tâche et est payée en centimes. Au niveau salarial, j’allais enfin pouvoir catégoriser une photo pour 0.07$, regarder des clips vidéo et écrire des affirmations vraies et fausses dessus pour 1$ par clip ou encore écrire le descriptif d’un film ou d’une vidéo pour 0.14$ le film…. En catégorisant 120 photos en 1 heure, j’allais gagner 8.40$. Je n’étais pas prêt de devenir riche!!!!

Liste de micro-tâches disponibles sur Amazon Mechanical Turk

Le crowdworking une autre forme d’uberisation du travail

Imaginons maintenant que je sois data scientist. J’ai besoin d’annoter 100.000 photos pour entraîner ma nouvelle IA. Je fais appel à une plateforme de  crowdworking. Le coût reste raisonnable, mais encore faut-il que les 200 crowdworkers indiens fassent bien le travail. Il ne s’agirait pas qu’ils nourrissent mon IA avec des données erronées. Pas de souci, les plateformes de crowdsourcing ont tout prévu. Je peux par exemple disséminer dans mes données un échantillon pour lesquelles j’ai déjà la réponse et m’assurer ainsi de la qualité du travail réalisé. Bien entendu, les Hiters sont notés à l’issue de leur prestation. Leur note conditionnera leur capacité à trouver du travail pour la suite. On parle de management algorithmique. Le travailleur indépendant reste sous surveillance.

Le parallèle entre les Hiters, les chauffeurs Uber, les livreurs Deliveroo ou encore les juicers Lime est saisissant. C’est comme si la technologie engendrait mécaniquement des petits boulots au statut précaire. Le crowdsourcing est  aujourd’hui encore le Far West en termes de droit du travail. L’Institut Montaigne a publié à ce sujet un rapport très intéressant avec des recommandations concrètes sur la protection des travailleurs de plateformes permettant d’accompagner ces mutations. Le cadre juridique du crowdworking devra se clarifier rapidement car l’absence de protection sociale n’est pas acceptable.

 

La réalisation de micro-tâches en crowdworking : un travail comme un autre ou la forme ultime de la précarisation du travail?

Le débat fait rage sur la toile sur cette nouvelle forme de travail. Le chercheur Antonio Casilli sociologue à Télécom Paris Tech a publié en début d’année un essai au vitriol sur cette nouvelle forme de travail :  « En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic ». Il estime à près de 300.000 personnes en France le nombre de ces micro-travailleurs. Le phénomène est mondial. C’est dans les pays à faible coût de main d’oeuvre qu’il est le plus développé. En Asie, de véritables « fermes à clics » emploient des millions de personnes.

Antonio Casilli critique avec vigueur : « ces micro-tâches qui poussent à l’extrême les logiques de précarité » . Il dénonce « l’exploitation des petites mains de l’intelligence « artificielle », ces myriades de tâcherons du clic soumis au management algorithmique de plateformes en passe de reconfigurer et de précariser le travail humain. ». La charge est virulente :  derrière l’illusion du progrès technologique, nous assisterions en fait à la naissance d’un nouveau prolétariat de travailleurs précaires exploités par les gourous de la tech. Une nouvelle lutte des classes!!!

Cette critique avait des aux accents beaucoup trop marxistes pour ne pas donner la parole à la défense. Les défenseurs du système mettent en avant une source de revenus complémentaires intéressante pour des travailleurs peu qualifiés. Ils vantent l’extrême flexibilité du système . Le crowdworker peut se connecter sans contrainte quand il veut, travailler le temps qu’il veut. Le crowdsourcing, c’est aussi une brique de l’économie collaborative. Le développement du travail en freelance, du travail indépendant au détriment du salariat est un mouvement de fond largement plébiscité par les Millenials, symbolisé par l’explosion des coworking. Enfin au Pakistan, vaut-il mieux travailler dans une ferme à clics, dans une ferme tout court ou dans une usine textile? Je serai bien présomptueux d’apporter une réponse tranchée à cette question.

Et vous que pensez-vous de ces nouvelles formes d’organisation du travail? Êtes-vous indignés par ces nouveaux modes de travail? Privilégiez-vous le bon vieux salariat? Ou bien au contraire, trouvez-vous que cette flexibilité est une vraie opportunité pour travailler plus librement?

Isahit le crowdworking socialement responsable

Je préfère terminer avec une note optimiste en vous parlant de la start-up Isahit. En apparence, il s’agit d’une plate-forme de crowdsourcing comme les autres. Elle propose les classiques prestations pour entraîner les IA d’annotation ou de taggage d’images, de retranscription de segments audio, de reconnaissance vocale pour les IA… Mais Isahit y a rajouté une dimension socialement responsable. Ses Hiters sont des femmes africaines. Et en leur confiant des micro-tâches digitales, Isahit  a pour ambition de les accompagner pour les sortir de la pauvreté. Les femmes sélectionnées doivent présenter un projet de vie en complément de leur activité avec Isahit :  reprise d’étude ou lancement d’une activité locale… Elles pourront le financer grâce aux revenus générés par la plateforme.

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